L'efficacité économique des régles du droit de la concurrence concernant les modalités de détermination des sanctions dépend de la valeur attribuée par les entreprises la certitude de la sanction encourue, elle-mème liée é sa négociabilité.
Nous analysons d'abord la prévisibilité des sanctions et la stratégie des firmes au travers de deux affaires emblématiques de décembre 2015 concernant le groupe Orange. Selon cette mème logique de plus de prévisibilité sur le montant des sanctions, nous discutons de l'évolution récente instituée par la loi Macron du 6t 2015 qui transforme la procédure de non-contestation des griefs en une procédure de transaction. Nous détaillons, enfin, les raisons pour lesquelles les entreprises cherchent en tant que telle la prévisibilité des sanctions qu'elles encourent via une négociabilité favorisée par les nouveaux dispositifs juridiques.
The economic efficiency of competition law rules related to the procedures for determining the level of fines depends on the value given by companies to the certainty of the penalty, which may be related to the process and modalities of the settlement procedure.
We first discuss sanction predictability and firms' strategy from two emblematic antitrust cases of December 2015 concerning French telecom operator Orange group. We then detail the French Macron Law enacted on 6 August 2015 by focusing on the enhancement of the settlement procedure that gives more predictability to the firms. Lastly, we show why companies seek for more predictability through bargaining favoured by the new legal arrangements.
CONTENUTI CORRELATI: amende - dissuasion - procédures négociées - prévisibilité
1. Introduction. - 2. La problématique de la prévisibilité des sanctions en droit de la concurrence vue à travers le(s) cas orange. - 3. La nouvelle procédure de transaction dans le cadre de la loi Macron: plus de certitude quant au montant de la sanction. - 4. De l’intérêt de la certitude pour les opérateurs économiques. - 5. Conclusion. - NOTE
Les sanctions sont une composante essentielle pour l'effectivité et l'efficacité du droit de la concurrence. Les entreprises qui se livrent à des pratiques anticoncurrentielles s'exposent à des sanctions pécuniaires d'un montant qui peut être considérable[1]. Ces sommes que les entreprises sont susceptibles de débourser à la suite d'une condamnation prononcée par les autorités de concurrence, sous le contrôle des juges, servent à les priver du bénéfice de leurs agissements répréhensibles mais aussi et surtout à les dissuader de s'adonner à des pratiques portant atteinte à la concurrence sur le marché[2]. La nécessité d'assortir l'obligation de respecter l'ordre public concurrentiel de sanctions dissuasives est une idée qui s'impose avec la force de l'évidence. Cependant, celles-ci font l'objet de controverses d'autant plus vives que leur montant s'accroît. Sont-elles d'un niveau insuffisant[3] ou au contraire excessif[4] ? L'un des paramètres essentiels tient à la façon dont ces sanctions doivent être fixées. La pratique des autorités de concurrence est dans le domaine d'une remarquable complexité.
En s'en tenant aux sanctions pécuniaires, c'est-à-dire sans prendre en compte les sanctions et mesures non financières que peuvent par ailleurs prononcer les autorités de la concurrence (notamment des injonctions)[5], il apparaît très délicat de bien fixer les amendes en droit de la concurrence. Une grande partie de l'attention des acteurs et des observateurs s'est concentrée sur la question du montant de la sanction. Des considérations à la fois juridiques et économiques entrent en ligne de compte[6]. Les sanctions doivent être efficaces ; elles doivent aussi être légitimes. Il faut à la fois que les sanctions soient véritablement dissuasives et qu'elles respectent des principes comme la légalité pénale, l'égalité devant la loi ou la proportionnalité. Or, il n'est pas toujours aisé de concilier ces principes juridiques avec la recherche de l'efficacité économique. Le souci pragmatique d'atteindre des résultats intéressants du point de vue de la politique générale de préservation de la concurrence peut en effet conduire à introduire des procédures alternatives à la répression pure et simple[7]. Les procédures négociées en droit de la concurrence (non-contestation de griefs, transaction, etc.) ou les options offertes aux entreprises (programmes de clémence) visent à faciliter l'application du droit de la concurrence, en surmontant des obstacles pratiques (ressources limitées des autorités de concurrence, difficultés de preuve, dissimulation des pratiques anticoncurrentielles, etc.), mais elles peuvent aussi s'écarter des principes juridiques traditionnellement admis. On peut ainsi voir une entreprise coupable échapper à la sanction si elle s'est repentie à temps[8], ou voir plusieurs entreprises également impliquées dans une pratique anticoncurrentielle être diversement sanctionnées, en fonction de leur degré de coopération avec les autorités de concurrence. Il apparaît ainsi que la sanction n'est pas seulement la conséquence normale de l'établissement de la culpabilité, mais aussi un levier stratégique dans les procédures impliquant les autorités de concurrence et les entreprises.
Dans cette perspective, la question de la bonne détermination des sanctions en droit de la concurrence tend à se déplacer de la définition du niveau optimal de la sanction vers les modalités de détermination des sanctions. Dès lors qu'une sanction a vocation à être appliquée à des entreprises à qui l'on reproche des comportements anticoncurrentiels, deux questions se posent logiquement : qui fixe la sanction et à quel moment ? Ceci renvoie à la question des modèles et des procédures de détermination des sanctions[9]. Or, en la matière, on peut observer et concevoir une relativement grande diversité de situations. Il existe des modèles simples de détermination des sanctions. Par exemple, la détermination de la sanction peut être confiée au juge ou à l'autorité de concurrence qui fixera le montant de la sanction avec la plus grande liberté au moment de la condamnation. A l'inverse, le montant de la sanction peut être fixéa priori par le législateur, selon un barème précis qui s'imposera automatiquement à la formation de jugement. Dans de très nombreuses hypothèses, les modèles de détermination des sanctions sont complexes, car ils font intervenir différents acteurs (l'autorité de concurrence, les juridictions de recours, le ministère public ou le rapporteur, mais aussi la personne mise en cause) à différents moments (avant et indépendamment de toute procédure, en début, en cours ou en fin de procédure, etc.). On doit alors considérer qu'il existe, au sein de la procédure réprimant les atteintes à la concurrence,une phase spécifique qui est celle de la détermination du montant des sanctions pécuniaires. Cette phase dans laquelle sont pris en compte, les effets et la gravité des pratiques, n'est évidemment pas indépendante de la procédure générale et du fond du droit. Il peut notamment y avoir un arbitrage, de la part de l'entreprise mise en cause, entre, d'une part, le montant de la sanction encourue et, d'autre part, la reconnaissance de la culpabilité ou la non-contestation des griefs, le renoncement à un recours ou encore la dénonciation de faits répréhensibles. Les conditions dans lesquelles les faits sont établis ou tenus pour établis ne sont pas indépendantes des conditions dans lesquelles les entreprises peuvent participer à la détermination de la sanction qu'elles encourent et réduire ainsi l'incertitude qui pèse sur le risque de sanction. En d'autres termes, les phases de qualification des pratiques et de fixation du montant de l'amende - qui se succèdent temporellement - doivent être saisies simultanément pour analyser la stratégie de l'entreprise, comme le montre la Figure 1 présentée en annexe.
Deux paramètres cruciaux sont alors à mettre en exergue dans les procédures complexes de détermination des sanctions : le degré de certitude de la sanction applicable et le degré de participation de la personne mise en cause à la détermination de la sanction, autrement dit la prévisibilitéde la sanction et sa négociabilité[10]. Ce sont aujourd'hui deux préoccupations majeures des entreprises qui veulent savoir ce qu'elles risquent et qui souhaitent souvent pouvoir demander une diminution de la sanction qu'elles encourent en échange de contreparties à l'égard des autorités de concurrence. Il convient de préciser que la prévisibilité comme la négociabilité sont des phénomènes graduels. Les entreprises aimeraient certainement pouvoir connaître parfaitement la sanction qu'elles encourent ou pouvoir faire une offre ferme et définitive de sanction consentie, mais la sanction peut n'être que relativement déterminée ou partiellement négociable. Ainsi une incertitude peut demeurer: la sanction encourue peut ne pas prendre la forme d'une fourchette étroite mais d'un taux de réfaction sur un montant inconnu qui ne sera fixé qu'ex post ou bien la sanction négociée n'engage pas de manière absolue l'autorité décisionnaire. Nous verrons que c'est précisément ce que l'on observe en matière de détermination des sanctions en droit français de la concurrence.
Il est essentiel de prendre conscience de la dimension stratégique de la relation entre les autorités de concurrence et les entreprises[11]. Chacun a ses objectifs et ses contraintes et chacun agit en fonction des actions et des réactions des autres. Dans ce jeu stratégique complexe, les règles de détermination des sanctions susceptibles d'être appliquées par les autorités de concurrence aux entreprises jouent un rôle central. Il faut donc bien comprendre les attentes des entreprises à l'égard des sanctions encourues pour saisir la capacité des règles ou des options concernant les sanctions encourues à modifier leur comportement.
A cet égard, il faut distinguer deux types de comportements des entreprises susceptibles d'être influencés par la manière dont les sanctions des pratiques anticoncurrentielles sont déterminées: le comportement sur le marché et le comportement dans la procédure. La grande majorité des analyses économiques du droit de la concurrence s'intéresse au comportement des entreprises sur le marché. Il s'agit de déterminer si une entreprise va choisir ou prendre le risque de violer les règles de concurrence. Dans le cadre de l'analyse économique du droit traditionnelle, ce choix est supposé rationnel et déterminé par les intérêts matériels de l'entreprise et de ses dirigeants. Depuis les travaux fondateurs de Gary Becker sur le droit pénal[12], on considère qu'une entreprise aura un intérêt à se livrer à une pratique anticoncurrentielle si le gain économique qu'elle escompte est supérieur à la sanction encourue combinée à la probabilité que son comportement transgressif soit détecté ou effectivement sanctionné[13]. On peut formuler l'hypothèse que le comportement de l'entreprise sur le marché sera influencé par la prévisibilité et par la négociabilité de la sanction encourue. De façon moins connue, la question des modalités de détermination des sanctions peut aussi influencer le comportement de l'entreprise dans la procédure. Par hypothèse, l'entreprise a alors déjà adopté un certain comportement sur le marché qui est susceptible de se traduirein fine par une condamnation et donc une sanction.
Les décisions de l'entreprise de se défendre ou au contraire de ne pas contester les faits qui lui sont reprochés, de coopérer avec les autorités de concurrence, jusqu'à dénoncer elle-même une pratique qui pourrait lui être reprochée, dépendront dans une large mesure des avantages qu'elle peut escompter en termes d'espérance mathématique de sanction. On peut logiquement s'attendre à ce qu'une entreprise soit d'autant plus encline à coopérer avec les autorités de concurrence qu'elle anticipera une diminution du montant de la sanction qui lui sera appliquée. Mais on peut aussi raisonnablement supposer que son comportement pourra être affecté non seulement par le montant de la sanction encourue, mais aussi par sa plus grande prévisibilité qu'elle aura pu en quelque sorte négocier avec l'autorité de concurrence. La durée de la procédure est une variable qui intéresse tant les autorités de concurrence que les entreprises. Une procédure négociée peut, au moins sur le principe, permettre de réduire la durée de l'affaire, à la fois au travers de l'absence de contradictoire sur la théorie du dommage (i.e. sur la qualification des pratique) et de l'absence de discussion des effets, lors de la phase de discussion du montant de la sanction[14]. L'autorité en charge de l'application des règles de concurrence y gagne en termes d'efficacité procédurale, l'entreprise en termes de minimisation des coûts de défense mais aussi, comme nous le verrons, en termes de coûts réputationnels.
Il faut enfin noter qu'il n'y a pas d'indépendance entre l'incitation des entreprises à se conformer aux règles de concurrence en fonction des sanctions prédéterminées ex anteet l'incitation à coopérer avec les autorités de concurrence en fonction des règles de minoration ou de négociation des sanctions encourues, une fois qu'une entreprise fait l'objet d'une procédure. Rationnellement, les entreprises tiendront compte de la possibilité de négocier la sanction dans le cadre d'un éventuel arbitrage au sens de Gary Becker entre respecter et enfreindre les règles de concurrence[15]. Il est donc nécessaire de relier pouvoir incitatif des sanctions encourues et stratégies contentieuses.
L'efficacité économique des règles du droit de la concurrence concernant les modalités de détermination des sanctions dépend ainsi de la valeur attribuée par les entreprises à la certitude de la sanction encourue, elle-même liée à sa négociabilité. Cette question est au cÅ“ur de l'actualité française en matière de droit de la concurrence. Nous illustrerons tout d'abord la problématique de la prévisibilité des sanctions à partir de deux affaires emblématiques du 17 décembre 2015 concernant le groupe Orange. Nous présenterons ensuite l'évolution du cadre juridique relatif à la détermination des sanctions dans le cadre des procédures négociées en droit français de la concurrence récemment réformé par la loi « Macron » du 6 août 2015. Enfin, nous exposerons les raisons pour lesquelles les entreprises cherchent en tant que telle la prévisibilité des sanctions qu'elles encourent à travers des formes de négociabilité favorisées par les nouveaux dispositifs juridiques.
Le 17 décembre 2015, l'opérateur de télécommunications Orange fit l'objet de deux décisions en droit de la concurrence, sanctionnant des abus de position dominante, l'une venant confirmer une amende de 127 millions d'euros, l'autre prononçant une sanction pécuniaire de 350 millions d'euros. Ces deux affaires portaient sur des abus constitués par des formes d'évictions, notamment au travers de manÅ“uvres d'entraves des concurrents à l'accès à la boucle locale de cuivre (une facilité essentielle pour fournir des services ADSL) ou encore des stratégies de verrouillage des clients à travers des clauses d'exclusivité ou des remises de fidélité. Ces deux affaires concernaient cependant deux marchés bien distincts et furent traitées par deux autorités différentes. La première affaire portait sur le marché polonais de l'accès à Internet[16]. Telekom Polska, devenue dans l'intervalle Orange Polska, avait été sanctionnée à hauteur de 127 millions d'euros par la Commission européenne en juin 2011[17]. Le Tribunal de l'Union Européenne confirme cette décision et le montant de l'amende imposée. La seconde affaire portait sur le marché français des services de télécommunications (c'est-à-dire le téléphone fixe, mobile, l'Internet, les réseaux VPN) pour la clientèle non résidentielle ou professionnelle. Une sanction de 350 millions d'euros fut prononcée par l'Autorité de la concurrence[18].
Du point de vue des comportements incriminés, ces deux affaires peuvent sembler relativement classiques. Il s'agit de stratégies de protection d'une position de dominante ou d'extension de celle-ci à des marchés connexes par des opérateurs historiques dans des secteurs en cours d'ouverture à la concurrence. Ce n'est pas cet aspect qui retiendra notre attention dans cet article. Ce qui est particulièrement intéressant dans ces deux affaires, c'est la question de la stratégie de la firme vis-à-vis du quantum de la sanction pécuniaire encourue. Il apparaît que l'attitude adoptée par l'entreprise mise en cause par rapport à la procédure de sanction des pratiques anti-concurrentielles est déterminée par la prévisibilité de la sanction encourue, prévisibilité qui peut aller jusqu'à une certitudeex antesur lequantumde la sanction pécuniaire qui lui sera appliquéein fine. Ces deux affaires conduisent à s'interroger sur la manière dont les firmes valorisent le fait de connaîtreàl'avance le montant des amendes auxquelles elles sont exposées et sur l'adéquation entre les attentes des entreprises et les évolutions du cadre juridique, notamment français, en matière de détermination du montant des sanctions pour les atteintes à la concurrence.
L'arrêt du Tribunal de l'UE et la décision de l'Autorité de la concurrence française tous deux rendus le 17 décembre 2015 sont topiques de la sensibilité de la question de la certitude (absolue ou relative) du montant de la sanction pécuniaire pour les firmes confrontées à des poursuites ou à des risques de poursuite en matière de pratiques anti-concurrentielles. L'arrêt éclaire un point très particulier de la stratégie des firmes, alors que la décision donne à voir une évolution très intéressante de la pratique décisionnelle française en ce qui concerne la possibilité d'un « accord » conclu au début de la procédure sur le montant de la sanction.
L'arrêt du Tribunal dans l'affaire Orange Polska se prononçait sur une demande en annulation (et subsidiairement sur une demande de réduction du montant de l'amende) de la décision de la Commission européenne du 22 juin 2011 (affaire COMP/39.525) par laquelle l'opérateur historique polonais fut sanctionné à hauteur de 127 millions d'euros. Nous ne détaillerons pas ici les arguments de l'entreprise relatifs aux erreurs d'appréciation de droit et de fait qui auraient, selon elle, entaché la décision de la Commission, ni ceux relatifs au calcul même du quantum de l'amende au regard des lignes directrices de 2006 de la Commission quant au calcul des amendes. Notre analyse se concentrera sur l'un des moyens soulevés par la requérante pour obtenir l'annulation partielle de la décision, à savoir les paragraphes 85 et suivants de l'arrêt.
Selon Orange, la notification des griefs par la Commission aurait violé les droits de la défense en regard des articles 41 et 48 de la Charte des droits fondamentaux et de l'article 27 du règlement n°1/2003 (ainsi que des articles 10 et 15 du règlement n°773/2004). Pour la requérante, la Commission serait tenue - depuis l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne - de transmettre à l'entreprise incriminée tous les éléments de fait et de droit nécessaires pour prouver l'infraction mais aussi (et surtout au vu de la problématique de cet article) le montant de l'amende susceptible de lui être infligée. Il est d'ailleurs intéressant de noter un glissement dans la rédaction même du moyen soulevé par Orange. Ce dernier débute avec l'invocation d'une obligation de notification« non seulement de tous les éléments clés nécessaires pour déterminer le montant de base de l'amende, mais également les éléments dont elle tient compte au titre des ajustements du montant de base, à savoir les faits susceptibles de constituer des circonstances aggravantes et atténuantes ». Il s'achève avec une exigence bien plus claire : « le montant final de l'amende susceptible d'être infligée à l'entreprise concernée devrait être […] indiqué dans la communication des griefs ». De fait, Orange soutient que la possibilité de contesterex postle montant de l'amende par un recours contre la décision de la Commission serait insuffisante pour garantir le respect de ses droits. En d'autres termes, la Commission devrait, en application de la Charte des droits fondamentaux, fixer dès la communication des griefs le montant de l'amende encourue par l'entreprise. Le contradictoire pourrait alors s'appliquer non seulement aux éléments susceptibles d'entraîner sa condamnation (incrimination, preuves des faits litigieux, etc.) mais aussi à la sanction effectivement encourue. Il s'agirait de ne pas se contenter d'indiquer abstraitement le montant maximal prévu par la loi pour tel ou tel manquement, mais de spécifier le montant de l'amende que la personne poursuivie pourrait avoir à payer dans l'affaire particulière pour laquelle elle est mise en cause.
Rappelons que, jusqu'à la publication des lignes directrices en 2006[19], la Commission se refusait à donner à l'avance des éléments permettant d'anticiper la fixation des montants des amendes[20]. Certes, on pouvait toujours tenter de se faire une idée des sanctions qui risquaient d'être prononcées, en se référant à la pratique décisionnelle de la Commission, mais il s'agissait incontestablement d'un exercice aléatoire. Cette incertitude résultait, d'une part, du fait que les critères de détermination des sanctions n'étaient pas explicités de façon précise et détaillée et, d'autre part, du fait que la Commission n'était pas tenue par une stricte obligation de cohérence, lorsqu'il s'agissait de fixer le montant des sanctions imposées aux entreprises. L'introduction des lignes directrices n'a d'ailleurs pas complétement résolu le problème car on observe encore aujourd'hui des incohérences dans la façon d'appliquer la méthode de fixation du montant des sanctions. En définitive, le seul élément certain sur lequel les firmes pouvaient se fonder était le plafond légal de la sanction exprimé en pourcentage du chiffre d'affaires. L'existence d'un tel plafond est une implication du principe de la légalité des délits et des peines, principe fondamental du droit pénal défendu par les philosophes des Lumières (Beccaria, Montesquieu, etc.) et inscrit à l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. L'incertitude relative sur le montant de la sanction qui pourra être appliquée est courante dans les systèmes juridiques qui n'adoptent pas un système de peines automatiques, comme cela existe dans des États comme le Canada, ou des référentiels ou barèmes de détermination des sanctions (sentencing guidelines), comme on en trouve aux États-Unis[21].
Le moyen soulevé par Orange Polska a été rejeté. Dans le cadre des procédures en droit européen de la concurrence, les droits de la défense en matière de détermination du quantum de l'amende sont garantis par la possibilité offerte à l'entreprise mise en cause de « présenter des observations sur la durée, la gravité et la prévisibilité du caractère anti-concurrentiel de l'infraction » (§91 de l'arrêt du Tribunal). En outre, des voies de recours juridictionnels sont ouvertes, comme en témoigne le contrôle de pleine juridiction exercé par le Tribunal sur les décisions de la Commission. Conformément à l'article n°31 du règlement européen 1/2003, le Tribunal peut réduire voire supprimer le montant de l'amende. En outre, cet arrêt rappelle que l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne n'a pas modifié le cadre juridique de la procédure de sanction de ce point de vue : la Commission n'a pas à préciser le montant de l'amende dans sa communication des griefs (§100).
Il est essentiel de restituer toute la portée de la revendication d'Orange Polska en ce qui concerne son droit à connaître précisément la peine qu'elle encourt au moment où une procédure de sanction est engagée contre elle. Il ne s'agit pas seulement d'un moyen de défense procédural, développé dans une affaire particulière, pour obtenir l'annulation de la décision de sanction, à défaut d'avoir pu démontrer la licéité de son comportement. C'est un droit fondamental qui est invoqué ici par cette société. À cet égard, la position soutenue par Orange est représentative des entreprises susceptibles d'être concernées. On peut en effet considérer qu'il y a une demande forte et réitérée des opérateurs économiques de connaître à l'avance et le plus exactement possible le montant des sanctions pécuniaires encourues au titre des procédures concurrentielles. En France, de telles demandes sont devenues très pressantes à partir de la crise de 2008., L'arrêt de la cour d'appel de Paris sur le cartel du « négoce de l'acier » qui a réduit de 80% la sanction pécuniaire prononcée par le Conseil de la concurrence[22] a constitué un moment important pour la prise de conscience de la sévérité et de la volatilité et donc de l'imprévisibilité des sanctions. Les grandes entreprises ont alors exercé de nombreuses actions de lobbying pour obtenir une réduction de l'incertitude afférente aux sanctions pécuniaires en matière quasi-pénale. Ces pressions ont conduit l'Autorité de la concurrence, initialement réticente, à publier une communication sur sa méthode de détermination des sanctions pécuniaire en 2011[23], à l'instar de la Commission européenne.
Cette pression en faveur au minimum d'une barémisation[24] mais plus fondamentalement d'une communication dès le début de la procédure du montant de l'amende encourue, notamment soutenue par le rapport Folz de 2010[25], a trouvé une traduction dans la Loi Macron du 6 août 2015[26] qui a transformé la procédure de non-contestation des griefs en une procédure de transaction, dans le droit français de la concurrence. La première procédure ouvrait droit à un taux de réfaction sur le montant final de la sanction pécuniaire, tandis que la seconde offre la possibilité pour la firme mise en cause de connaître le plancher et le plafond de l'amende encourue.
La ligne défense d'Orange Polska dans son recours rejoint et illustre la position générale exprimée par les entreprises à l'égard du projet de loi Macron sur le volet de la transaction. Les entreprises souhaitaient en effet que le «tunnel» défini par les montants plancher et plafond soit le plus étroit possible. En d'autres termes, elles souhaitaient connaître le plus précisément possible le montant de la sanction dès le début de la procédure.
Cela conduit à présenter le second cas, celui de la décision n°15-D-20 de l'Autorité de la Concurrence, portant également sur des pratiques d'éviction anti-concurrentielles mises en Å“uvre par le groupe Orange (en l'espèce sur le marché français)[27]. La sanction de 350 millions d'euros est inédite à un double titre[28]. Il s'agit d'une part de la plus sanction pécuniaire la plus élevée jamais prononcée par l'Autorité sur la base de l'Article 102 du Traité TFUE et d'autre part, de la première application, en quelque sorte « par anticipation », de la nouvelle procédure de transaction (encadré 1).
>Encadré 1 : la première application formelle de la procédure de transaction à la Macron
Formellement, la procédure de transaction introduite par la Loi Macron a été utilisée pour la première fois par l'Autorité de la concurrence française dans sa décision n°16-D-15 du 6 juillet 2016 relative à des pratiques mises en Å“uvre dans le secteur de la distribution des produits de grande consommation en Outre-mer. En l'espèce, l'Autorité a sanctionné le groupe Henkel France et ses importateurs exclusifs dans les territoires ultramarins français. Le maintien des relations d'exclusivité, interdites par la loi n°2012-1270 du 20 novembre 2012 relative à la régulation économique outre-mer (dite Loi Lurel), était de nature à prolonger des pratiques préjudiciables aux consommateurs en ce qu'elles réduisaient les possibilités de concurrence intra-marque. Henkel et ses importateurs décidèrent de ne pas contester les griefs, de modifier leurs comportements et de demander le bénéfice de la procédure de transaction prévue au III de l'article L464-2 du code de commerce.
Le rapporteur général a alors proposé à l'Autorité, après établissement d'une proposition de transaction, une fourchette de sanction pécuniaire, acceptée en séance par les entreprises mises en cause. En l'espèce, sans qu'il n'y ait eu besoin d'établir un rapport, l'Autorité a décidé - dans le cadre d'une procédure simplifiée, limitant la sanction pécuniaire à 750 000 € - de fixer la sanction à 250 000 euros pour Henkel et à 365 000 euros pour l'ensemble de ses importateurs exclusifs. Il est possible de noter que l'Autorité dispose d'une large marge de discrétion que cela soit en matière d'acceptation de la procédure de transaction, de fixation du montant de la sanction à l'intérieur de la fourchette, ou encore de choix en faveur d'une procédure simplifiée (au sens des articles L.464-3 et L.464-5 du code de commerce). Il est également possible de relever que la décision venant entériner la transaction est particulièrement succincte quant à l'établissement de la théorie du dommage ou quant à la définition de la gravité des pratiques et du dommage à l'économie. Elle ne permet pas également de connaître quelle était la fourchette définie par la proposition de transaction. Cette décision confirme les questions traditionnellement soulevées par la doctrine quant à l'impact des procédures négociées sur la qualité de l'information délivrée par la pratique décisionnelle aux différentes parties prenantes et sur les possibilités d'action de suites notamment en dommage et intérêts[29].
<La situation d'Orange par rapport à la pratique décisionnelle française doit faire l'objet d'une description particulière. Sans revenir à la sanction de 256 millions prononcée en décembre 2005 dans l'affaire du cartel de la téléphonie mobile[30], Orange fut sanctionnée dans pas moins de six affaires sur la base de l'article 102, c'est-à-dire pour abus de position dominante, depuis l'ouverture du marché des télécommunications à la concurrence. Ceci est à mettre en perspective avec le débat sur le niveau dissuasif des sanctions en droit de la concurrence et avec la problématique propre aux opérateurs dominants, eu égard à leur « responsabilité particulière » par rapport à la préservation d'une concurrence effective.
Dans le cadre de sa Communication de février 2009 relative aux pratiques d'éviction, la Commission européenne a introduit un standard de preuve bien peu exigeant pour engager la responsabilité des opérateurs qui doivent leur position de marché à d'anciens droits exclusifs. La notion de responsabilité particulière de l'opérateur dominant vis-à-vis de la préservation d'une structure de concurrence effective est réaffirmée. Nul besoin d'évaluer les effets d'une pratique pour caractériser une infraction au titre de l'article 102, il suffit que les pratiques tendent à avoir un effet anti-concurrentiel. Dans un contexte d'ouverture des marchés à la concurrence et de convergence numérique, les anciens monopoles historiques de télécommunications sont donc souvent susceptibles d'enfreindre les règles de concurrence européennes. Or, la réitération des pratiques constitue une circonstance aggravante susceptible d'accroître le montant de la sanction tant en droit européen qu'en droit interne de la concurrence. Orange France est de fait dans une telle situation avec sept décisions (définitives, anciennes de moins de 15 ans et ayant le même effet ou objet concurrentiels que la procédure visée dans le cas d'espèce). Les décisions rappelées dans tableau ci-dessous ont toutes donné lieu à des sanctions pécuniaires et - éléments potentiellement aggravants - ont non seulement été prononcées durant la période couverte par les griefs notifiés mais ont également donné lieu pour deux d'entre-elles à l'activation de procédures de non-contestation des griefs (décisions n°07-D-33 du 15 octobre 2007 et décision n°09-D-24 du 28 juillet 2009).
Tableau 1 : Décisions prononcées à l'encontre d'Orange France prises en compte par l'Autorité au titre de la réitération des pratiques(1997-2014)
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Date de la décision |
Décision de l'Autorité de la concurrence ou arrêt de la Cour d'appel de Paris |
Sanction pécuniaire |
Taux de réfaction au titre de la non-contestation des griefs |
1er juillet 1997 |
N°97-D-53 pratiques d'éviction sur le marché de la transmission des données |
30 millions de francs soit 4,57 millions d'euros |
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29 juin 1999 |
Arrêt de la Cour d'appel relatif à des pratiques sur le marché de la liste des abonnés téléphoniques (décision n°98-D-60 du 29 septembre 1998) |
10 millions de francs soit 1,52 million d'euros |
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13 juillet 2001 |
N° 01-D-46, pratique de ciseau tarifaire sur le marché des appels fixes vers mobile pour les grands comptes |
40 millions de francs soit 6,09 millions d'euros |
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7 novembre 2005 |
N° 05-D-59 pratiques restrictives en matière d'accès des concurrents à la boucle locale et au marché de l'Internet haut-débit |
80 millions d'euros Une première décision du 18 février 2000 avait conduit au prononcé de mesures conservatoires, une deuxième, le 13 mai 2004, avait conduit à une amende de 20 millions pour non-respect de l'injonction portée à 40 par la Cour d'appel de Paris (11 janvier 2005) |
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15 octobre 2007 |
N°07-D-33 abus de position dominante sur le marché de la boucle locale |
45 millions d'euros |
Amende de 40 millions d'euros majorée de 50% pour tenir compte de la réitération puis réduite de 25% au titre de la procédure de non-contestation des griefs |
28 juillet 2009 |
N°09-D-24 pratiques mises en Å“uvre par France Télécom sur des marchés de communications électroniques dans les départements français d'Outre-Mer |
27,6 millions d'euros |
50% de majoration au titre de la réitération des pratiques et 20% de réduction au titre de la non-contestation des griefs et des engagements |
9 décembre 2009 |
N°09-D-36 pratiques d'éviction d'Orange Caraïbes et de France Télécom sur le marché des télécommunications mobiles |
62,7 millions d'euros |
Prise en compte de la réitération (50%) |
Ces circonstances pouvaient donc laisser légitimement craindre une sévérité particulière de la part de l'Autorité de la concurrence à l'égard d'Orange. Orange échappe à la plus lourde sanction qu'elle aurait pu craindre du fait de l'application anticipée de la logique de la transaction de la loi «Macron», alors que la loi n'était pas applicable en l'espèce. Il existe certes en droit pénal un principe d'application immédiate de la loi pénale plus douce, mais l'application anticipée d'une loi qui n'est pas encore entrée en vigueur est certainement plus audacieuse. On peut dès lors lire derrière cette sorte application anticipée revendiquée par l'Autorité de la concurrence l'habillage d'une décision d'opportunité. Toujours est-il que cette application anticipée de la transaction a permis à l'entreprise d'acquérir une quasi-certitude sur le montant de la sanction pécuniaire qui lui serait appliquée. Il a été en effet négocié avec la rapporteure générale de l'Autorité non pas une fourchette de sanction mais un montant plafond. Étant donné que les pratiques reprochées à Orange France étaient particulièrement graves du fait de leur durée, de leur caractère intentionnel et multiforme (clauses d'exclusivité, rabais fidélisant, refus d'accès implicite à une facilité essentielle), de l'importance du marché et du dommage potentiel causé aux clients et aux concurrents dans une phase d'ouverture du marché et que la réitération des pratiques ne faisait pas de doute, ce plafond apparaissait comme le montant très probable de la sanction pécuniaire que pourraitin finedécider le collège de l'Autorité, organe doté du pouvoir de sanction (§406 de la décision).
Le principe de la modération de la sanction appliquée à l'entreprise est fondé sur le cadre procédural défini par le III de l'article L.464-2 du code de Commerce. Orange a demandé à bénéficier de cette procédure dès le 6 novembre 2015, soit huit mois après la notification des griefs (6 mars 2015). Ce texte prévoit non un plafonnement de la sanction encourue mais un taux de réfaction appliqué en principe sur la sanction pécuniaire que prononcerain finele collège.
Alors que la nouvelle transaction ne pouvait s'appliquer à l'affaire en question, l'Autorité de la concurrence s'est écartée de son communiqué de procédure relatif à la non-contestation des griefs publié le 10 février 2012 et de son communiqué relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires du 16 mai 2011 pour s'inspirer, ouvertement, de cette nouvelle procédure (§264). C'est donc bien une forme de négociabilité de la sanction qui a commencé à être pratiquée. Elle accroît la prévisibilité de la sanction pour les entreprises. En l'espèce, on peut aussi penser que cette sanction en partie négociée correspond aussi à une sanction relativement limitée par rapport à ce qu'encourait Orange en cas d'application mécanique des lignes directrices sur la fixation du montant des sanctions.
Comme mentionné précédemment,la procédure française de non-contestation des griefs s'inscrivait dans le mouvement européen de développement des procédures négociées. Ces procédures s'expliquent en grande partie par la recherche d'efficience économique, au moins en termes procéduraux. Il s'agissait d'inciter les firmes à ne pas ralentir le délai de traitement des affaires en contestant les griefs devant l'Autorité ou devant les juridictions de recours et donc de permettre au-delà du gain administratif pour celle-ci un rétablissement plus rapide des conditions d'une concurrence libre et non faussée[31]. Qui plus est, le choix d'une non-contestation des griefs permettait a priori de renforcer la sécurité juridique des décisions prises en première instance en réduisant théoriquement le risque d'appel et donc d'annulation ou de réformation de celles-ci. Cependant, la procédure française - déjà distincte de la procédure de transaction utilisée en droit européen - apparaissait comme reprenant une grande partie des défauts attribués à cette dernière en sus de limites qui lui étaient spécifiques[32].
La non-contestation des griefs a été introduite en droit français, comme la procédure de clémence utilisée pour les ententes, par la loi n° 2001-240 du 15 mai 2001 sur les nouvelles régulations économiques (dite loi NRE). Les débuts de la procédure furent des plus hésitants. Elle dut être modifiée par l'ordonnance n°2008-1161 du 13 novembre 2008 qui ouvrait au rapporteur général du Conseil de la concurrence la possibilité de proposer une sanction pouvant être réduite de moitié. De nombreuses difficultés apparaissaient lorsque la non-contestation était combinée avec d'autres procédures négociées, qu'il s'agisse de la procédure d'engagements ou de la procédure de clémence. Elle pouvait d'ailleurs induire des problèmes incitatifs dès lors que le différentiel entre une clémence de premier rang et une clémence de second rang doublée d'une non-contestation n'était pas suffisant. Ainsi, la non-contestation pouvait-elle faire obstacle au bon fonctionnement d'autres procédures négociées. Le Conseil de la concurrence puis l'Autorité dut publier plusieurs communiqués pour éclaircir sa pratique décisionnelle en la matière. Le communiqué du 10 février 2012 précisait la façon dont il appréciait la procédure et rendait compte non seulement de sa pratique décisionnelle mais aussi du contrôle juridictionnel exercé par la chambre commerciale de la Cour d'appel de Paris[33].
Comme cela a été noté précédemment, le débat sur les sanctions pécuniaires prononcées au titre des règles de concurrence a été relancé à l'occasion de l'affaire dite du négoce de l'acier[34]. Les sanctions pécuniaires initialement prononcées par le Conseil de la concurrence (décision n°08-D-32 du 16 décembre 2008) furent significativement réduites par la Cour d'appel (arrêt du 19 janvier 2010, 2009/00334) pour tenir compte d'une atteinte « moyennement grave à la concurrence, tempérée notamment par l'état de crise économique[35] ». Cet arrêt n'a pu faire l'objet d'un pourvoi en cassation du fait d'une erreur dans les textes accompagnant la loi n°2008-776 du 4 août 2008 sur la modernisation de l'économie qui remplaça à compter de février 2009 le Conseil par l'Autorité de la concurrence mais oublia de prévoir pour l'Autorité des dispositifs de recours en cassation pour des arrêts d'appel relatifs à des décisions du Conseil. Économiquement, cet arrêt remettait d'actualité la questiona priori tranchée par la littérature académique des cartels de crise. Pour notre sujet, l'intérêt de cette décision fut d'éclaircir la pratique décisionnelle française.
L'un des points déterminants est que la Cour d'appel déniait à la non-contestation des griefs le caractère de «contrat». Si le caractère «contractuel» de la non-contestation des griefs avait été reconnu, cela aurait permis aux entreprises de venir contester dans le cadre d'un recours en plein contentieux l'éventuelle indulgence insuffisante de l'Autorité[36]. En d'autres termes, il ne s'agissait pas d'une procédure pleinement négociée, au sens où elle permettrait à l'entreprise de s'engager en pleine connaissance de cause (c'est-à-dire en sachant exactement ce qu'elle risque si elle s'engage dans ladite procédure), dans la mesure où le collège de l'Autorité n'était pas tenu par les discussions entre l'entreprise à laquelle les griefs sont notifiés et le rapporteur. Qui plus est, dans le même temps, la Cour de cassation considère qu'une entreprise ne peut conditionner sa décision de ne pas contester les griefs au fait que les propositions du rapporteur soient suivies par le collège[37].
La question de l'incertitude quant au montant de la sanction pécuniaire est double et porte donc à la fois sur le taux de réfaction (proposé par le rapporteur mais qui n'engage pas le collège) et sur le montant de l'amende (quid de l'assiette des ventes et de la proportion retenue ?). Comme le notait David Bosco « pour que la procédure de non-contestation des griefs soit attractive pour les entreprises, il est nécessaire que celles-ci puissent prévoir a priori, c'est-à-dire avant de s'y engager, le gain qu'elles peuvent en obtenir. Il est évident que le système français est, de ce point de vue, à l'origine de difficultés puisque l'entreprise négocie avec le rapporteur dont les propositions peuvent être ignorées par le collège… ». La contrainte de participation à la procédure n'apparaît pas satisfaite. Dans ce sens, à nouveau un barème constitue une base indispensable. Dans l'affaire dite du négoce de l'acier, le Conseil avait utilisé un seuil forfaitaire de 10% (§508 de la décision n°08-D-32 du 16 décembre 2008) pour la seule décision de ne pas contester, ouvrant la possibilité d'aller au-delà si des engagements étaient par ailleurs pris. L'arrêt de la cour d'appel de janvier 2010 avait mis à mal cette barémisation implicite en optant pour une adaptation au cas par cas. Elle avait par exemple porté le taux de réfaction d'une des entreprises n'ayant pas contesté les griefs de 18 à 25%. Si dans le cas d'espèce l'incertitude liée au contrôle juridictionnel se fit à l'avantage de la requérante, rien n'interdit absolument que dans d'autres affaires, le taux ne puisse pas évoluer en sens inverse.
Le communiqué de procédure de février 2012 précise le cadre de cette procédure en veillant à réduire l'incertitude juridique existante pour les opérateurs économiques. Il insiste sur le fait que c'est à l'entreprise de faire la demande de bénéficier de cette procédure et que le rapporteur général conserve une marge d'appréciation dans son traitement. Le communiqué reprend à son compte le taux de réfaction de 10% proposé au collège dès lors que l'entreprise renonce à contester les griefs qui lui ont été notifiés (§34). A ce taux plancher peut s'ajouter une réduction complémentaire de 5 à 15% liée aux paramètres propres du cas d'espèce (§35). L'accord qui en découle entre l'opérateur économique concerné et le rapporteur général ne porte que sur la proposition que ce dernier transmettra au collège. Ce dernier peut décider de ne pas suivre la proposition du rapporteur général[38]. Le communiqué de procédure précise néanmoins que « bien que l'organisme ou l'entreprise en cause ne puisse ignorer que le collège n'est pas lié par la proposition de réduction émise par le rapporteur général à cet égard, le collège s'engage à renvoyer l'affaire à l'instruction, en ce qui concerne l'intéressé, s'il envisage de s'écarter de cette proposition dans un sens qui lui serait défavorable » (§48).
La question de la prévisibilité de la sanction même en optant pour une procédure « négociée » restait donc posée. C'était, en 2010, l'un des points clés du rapport Folz cité plus haut. Pour ce dernier, « le débat devant l'Autorité de la concurrence sur la sanction elle-même et son montant apparaît cependant limité et perfectible » (p. 32). La solution d'une fourchette spécifiée par le rapporteur dès les premières phases de la procédure était donc mise en avant : « Il est donc préconisé qu'un débat contradictoire sur la sanction ait lieu plus tôt dans la procédure. Un instrument de référence tel que des lignes directrices pourrait prévoir que le rapporteur fasse connaître, au stade du rapport, outre son appréciation du dommage à l'économie, la nature de la sanction qu'il préconise et, s'il s'agit d'une amende pécuniaire, une fourchette de son montant » (p. 32-33).
La loi Macron conduit donc à déplacer la «négociation» de la question du taux de réfaction vers celle du montant même de la sanction, afin d'offrir aux firmes un degré de prévisibilité supérieur[39]. L'appellation même de transaction ne doit pas conduire à assimiler la procédure française à la procédure européenne. Tout d'abord, elle concerne toutes les pratiques anti-concurrentielles et pas seulement les ententes. Ensuite, elle ne vient qu'après la notification des griefs. Enfin, ces derniers n'ont pas à faire l'objet d'une discussion une fois que la firme décide de s'engager dans cette voie. Cette procédure fait l'objet de contestations de la part de la doctrine, en raison notamment de la question cruciale pour les firmes de la prévisibilité de la sanction.
En effet, une double incertitude demeure pour les opérateurs économiques désireux de s'engager dans la procédure. La première tient à l'étendue de la fourchette définie par le rapporteur général : plus celle-ci est importante moins l'intérêt de la procédure est élevé pour l'opérateur sous hypothèse que son attractivité dépend du degré de certitude sur son montant. La seconde tient à la décision du collège. Ce dernier peut refuser la transaction ou s'écarter de la fourchette proposée par le rapporteur général. L'effet de la séparation des fonctions d'instruction et de décision ne peut être négligé. La proposition du rapporteur ne lie pas le collège. De ce point de vue, la transaction pourrait connaître le même écueil que la non-contestation des griefs[40]. Suivant Saint-Esteben, il serait possible de citer des décisions de l'Autorité (telle la décision n°13-D-03 du 13 février 2013 relative à des pratiques mises en Å“uvre dans le secteur du porc charcutier) dans lesquelles les propositions du rapporteur général en matière de taux de réfaction n'ont pas été suivies[41], le collège retenant des taux moindres que ceux proposés.
Il est à noter que malgré les incertitudes qui demeurent quant à la mise en Å“uvre concrète de la procédure de transaction (un communiqué pourrait opportunément préciser les conditions de mise en Å“uvre de la nouvelle procédure), le cas d'Orange présente plusieurs caractéristiques allant dans le sens d'une réponse à la demande de prévisibilités exprimée par les firmes. On peut tout d'abord remarquer que le tunnel formé par les bornes supérieure et inférieure du montant des sanctions proposées est assimilable à un plafond dès lors qu'il est acquis que les circonstances propres au cas conduiront à une sanction égale à ce dernier. Remarquons aussi que du point de vue des entreprises, c'est le plafond qui est le plus important, parce qu'elles veulent logiquement que la peine la douce possible leur soit appliquée, toute chose étant égales par ailleurs. On peut ensuite observer que le collège a accepté de prononcer une sanction négociée entre la rapporteur et l'entreprise, selon une procédure qui, à strictement parler, s'écartait à la fois du cadre de la non-contestation des griefs, toujours en vigueur et de la transaction issue de la loi Macron. Cette solution peut donc être perçue comme un signal d'une certaine acceptation d'une relativenégociabilitédu montant de la sanction pécuniaire avec le rapporteur général, sous contrainte de validation par le collège.
Cependant, au-delà de cette possible ouverture, un second point peut faire l'objet d'une discussion. Il s'agit de la question du coût de la certitude relativement au quantum de la sanction pour l'opérateur. En effet, le plafond de la sanction encourue, en application de la méthode de détermination de l'amende formulée dans le Communiqué du 16 mai 2011, était estimé par certains observateurs à 500 millions d'euros[42], voire bien d'avantage. Cela revient à dire que la « non-contestation des griefs » utilisée - couplée avec des engagements - a conduit à un taux de réfaction implicite de 30% vis-à-vis de ce plafond théorique. La question est alors celle du prix pour la firme de la réduction de l'incertitude. Nous proposons dans notre dernière section d'analyser les raisons pour lesquelles un opérateur économique peut préférer renoncer aux gains potentiels d'une sanction qui pourrait s'établir en-deçà du montant qu'elle peut espérer négocier avec le rapporteur général. Il s'agit d'expliciter les composantes de la valeur économique attribuée à la certitude relative concernant la sanction qui sera appliquée.
Nous considérons la question du prix que peut accepter de payer un opérateur économique pour réduire l'aléa sur le quantum de sa sanction sous l'angle de sa fonction objectif, en mettant en évidence successivement des facteurs spécifiquement économiques et ensuite des facteurs financiers et comptables.
Une première question est de nature microéconomique. Il s'agit de s'interroger sur la préférence des firmes pour une sanction connue à un stade précoce de la procédure par rapport à la renonciation à l'avantage d'une sanction moindre, voire d'une absence de sanction, qui pourrait être obtenue si l'entreprise, au lieu de d'opter pour la non-contestation des griefs et le renoncement aux recours, décidait de se défendre sur le plan de la caractérisation de la pratique anticoncurrentielle et de son imputation. Il s'agit donc de s'interroger sur la capacité à abandonner des gains potentiels liés à l'exercice des droits de la défense pour bénéficier d'une sanction dont le quantum est défini plus précocement et avec le degré de certitude le plus élevé possible. La question est en fin de compte celle duprix implicite de la certitude pour les firmes. Dans un raisonnement économique, ce prix peut être apprécié en termes d' « équivalent certain » pour une firme adverse au risque. Il est possible d'interroger les résultats de l'économie comportementale ou expérimentale à ce sujet et de déterminer si certaines caractéristiques propres à la firme (part du capital flottant, niveau de dette, situation financière, etc.) peuvent exercer une influence significative sur ses décisions.
Une seconde question tient à l'identification des raisons pour lesquelles la certitude quant auquantumde la sanction revêt une telle importance pour les firmes. Notre hypothèse est que pour les sociétés cotées faisant appel à l'épargne publique, la capacité à évaluer le plus précisément possible les risques financiers revêt une importance particulière. Il s'agit donc de relier la question du risque quasi-pénal pouvant déboucher sur des sanctions pécuniaires et donc sur des dépenses susceptible de peser significativement sur les comptes des entreprises avec les exigences de la communication financière des sociétés cotées, soumises aux normes comptables internationales, les IFRS. Au-delà de la question de la reconnaissance comptable des risques financiers liés à de possibles sanctions de pratiques anticoncurrentielles, il s'agit de s'interroger sur la réaction des marchés financiers à la divulgation comptable de tels risques. En d'autres termes, on peut se demander si l'information donnée aux marchés est intégrée de façon différenciée par ces derniers dans le cours de bourse selon le niveau de certitude quant au montant possible de la sanction.
a) De premières intuitions économiques pour expliquer la préférence pour la certitude
La Law and Economicstraditionnelle analyse les comportements délictueux (ici anti-concurrentiels) en supposant que les acteurs sont des décideurs rationnels[43]. Dans le cas présent, le comportement des firmes est alors modélisé en termes de coûts et de bénéfices espérés. Ces derniers incorporent la probabilité de détection et de condamnation, le montant de la sanction, les attitudes des dirigeants vis-à-vis du risque, les coûts espérés du mécanisme de sanction, etc. Le principe de base de cette analyse est que les individus forment des jugements rationnels sur la base de ces paramètres et orientent leur comportement en conséquence.
Le concept d'espérance mathématique, appliqué à la sanction, permet un arbitrage entre plusieurs niveaux possibles de sanction pondérés par leur probabilité respective. La sanction dite « espérée » est alors une moyenne attendue des différentes alternatives possibles. Comment alors agir en situation d'incertitude ? La réponse apportée par Bernoulli et formalisée par von Neumann et Morgenstern est de considérer une « utilité morale » des montants, i.e. calculer une espérance d'utilité. Chaque agent a une fonction utilité censée refléter sonaversion au risque. L'aversion au risque introduit un biais par rapport à son équivalent certain, c'est-à-dire la somme qui correspond au même montant en espérance mathématique. Une entreprise préférerait à ce titre payer une amende de 105 plutôt que d'avoir une chance sur deux de payer 103 ou 106.
Par ailleurs, au-delà de l'aversion au risque, l'analyse économique permet d'intégrer la dimension temporelle et rend compte de l'arbitrage applicable en matière de sanction : le paiement d'une amende élevée plus tard peut être équivalente à une amende immédiatement exigible mais d'un montant moindre. Les agents préfèrent en effet disposer aujourd'hui de ressources et ne renoncent à un avantage immédiat qu'en contrepartie d'un avantage future que si celui-ci est plus élevé. Pour une comparaison de telles alternatives, les sanctions futures doivent donc être actualisées avec un taux d'actualisation qui retranscrit la préférence pour le présent. Un biais pour le présent privilégiant la réduction de l'incertitude intervient alors dans la prise de décision, on parle d'actualisation hyperbolique. En d'autres termes, les entreprises préfèrent écoper d'une amende le plus tôt possible plutôt que d'avoir à attendre une amende, même si cette dernière a des chances d'être d'un montant plus faible.
Le paradoxe d'Allais (1953) remet en question le modèle d'utilité espérée et insiste sur la préférence pour la sécurité[44]. Quand deux alternatives sont incertaines, les agents se comportent conformément à la théorie de l'utilité espérée. À l'inverse, lorsqu'une des options apparaît comme certaine alors que la seconde présente un fort degré d'incertitude, ils ont tendance à privilégier indûment (au vue des prédictions du modèle de l'utilité espérée) la première. Une préférence excessive pour la certitude est donc à l'Å“uvre[45].
Cette déviation par rapport aux prédictions de l'approche économique traditionnelle constitue un des domaines de développement privilégiés de l'économie comportementale et expérimentale[46]. Par exemple, le paradoxe d'Allais qui fut longtemps considéré comme une anomalie est aujourd'hui conforté par de nombreuses analyses expérimentales[47]. Analyser le comportement des firmes par rapport au risque de sanction concurrentielle doit donc s'appuyer sur de telles démarches.
La synthèse réalisée par Armstrong et Huck[48] met en évidence trois types de biais pouvant expliquer la préférence des entreprises pour une connaissance précoce d'un montant certain de sanction pécuniaire fut-ce au prix d'une sanction dépassant son équivalent certain. Premièrement, les entreprises adoptent plus souvent une règle de « satisfaction » plutôt qu'un comportement de maximisation. Dans la réalité, leur stratégie n'est pas fondée sur un calcul rationnel mais repose souvent sur des heuristiques. Deuxièmement, cette tendance est accentuée par des phénomènes de décision collective dans lesquels les parties prenantes les plus adverses au risque peuvent imposer leurs vues. Il en est ainsi pour le cas des sanctions concurrentielles des directions juridiques et des directions générales particulièrement sensibles au risque contentieux. Troisièmement, les firmes ont tendance à ajuster leurs attentes au résultat moyen observé chez leurs concurrents. On peut observer cela en matière de comportements oligopolistiques quant au prix[49]. Cela s'applique également aux attentes sur le montant d'une éventuelle sanction pécuniaire. En d'autres termes, une sanction est considérée comme raisonnable dès lors qu'elle correspond aux anticipations moyennes des acteurs. Le montant de la transaction ne doit donc pas aux yeux des parties prenantes être simplement jugé par rapport au cas d'espèce mais à la pratique décisionnelle passée.
De la même façon, deux autres biais relevés par la littérature comportementale peuvent être mobilisés pour expliquer le comportement des firmes face au risque de sanction concurrentielle. Il en est ainsi du delay-speedup et du sign effect discutés par Frederick et ses co-auteurs[50]. Le premier effet tient à des biais dans les préférences des agents liés au décalage temporel dans l'obtention des résultats[51]. Le second effet est lié à l'application d'un taux d'actualisation plus élevé pour les pertes que pour les gains[52], ce qui conduit une entreprise à préférer un résultat de rang n-1 immédiat à un résultat de rang n plus favorable mais décalé dans le temps.
La prise en compte de ces biais cognitifs peut justifier leur intégration dans la politique de sanction de l'autorité de la concurrence dans une perspective de «paternalisme libéral»[53]. Il s'agit donc de resituer la procédure de transaction dans le cadre d'une politique de défense de l'ordre public économique en jouant sur les perceptions des firmes pour les conduire à une stratégie de conformité :
"Legal regulation can accomplish its goals directly, through fear of sanctions or desire for rewards. But it can also do so indirectly, by changing attitudes about the regulated behaviors. Ironically, this indirect path can be the most efficient one, particularly if the regulation changes attitudes about the underlying morality of the behaviors. This is because if laws change moral attitudes, we reduce-maybe drastically-the need for the state to act on or even monitor regulated players."[54]
b) L'influence des contraintes comptables et financières
Un risque de sanction financière doit être reconnu et enregistré dans les comptes de l'entité concernée. Un risque d'amende doit en effet être traité en comptabilité comme un passif potentiel qui doit figurer dans les comptes en application des normes comptables internationales IFRS. C'est plus spécifiquement la norme IAS 37 qui impose de provisionner de tels risques. La provision correspond à un élément de passif - autrement dit une dette - dont l'échéance et le montant demeurent incertains. La qualification de passif éventuel est liée au fait que l'obligation de paiement potentielle qui pèse sur l'entité échappe à son contrôle exclusif. Le calibrage de cette provision doit se faire en fonction du montant estimé de ce risque judiciaire ou quasi-judiciaire, s'il est possible d'en estimer la probabilité de matérialisation et le montant. Si ces conditions ne sont pas réunies, l'entité poursuivie n'est tenue que de faire figurer cette information en hors bilan. Cependant, dès lors que des griefs sont notifiés et qu'une barémisation des sanctions pécuniaires est disponible, la constitution d'une provision s'impose. La prudence comptable ne conduit pas obligatoirement à une provision égale au plafond possible de la sanction mais à une estimation par l'entité elle-même. L'estimation doit donc se faire sur le principe à dire d'expert, c'est-à-dire sur la base de la pratique décisionnelle de l'Autorité pour des affaires équivalentes et en fonction de sa communication sur la méthodologie de calcul du montant des sanctions. Comme vu précédemment, cette estimation peut servir de point focal pour le management de l'entreprise et influe à ce titre significativement sur la stratégie juridique qu'elle va adopter.
Il s'agit également d'un élément venant dégrader le résultat de l'entité et donc sa capacité à verser des dividendes et surtout d'un élément devant faire l'objet d'un avertissement sur résultats (ou profit warning) auprès des investisseurs sur les marchés. L'impact réputationnel des procédures concurrentielles n'est pas à négliger. La sanction concurrentielle n'est souvent que l'une des dimensions du coût induit par une procédure pour les firmes. Le risque de sanction est par exemple intégré par les marchés financiers dans le cours de bourse de la société concernée. L'information n'est donc pas simplement révélée dans ses états financiers annuels mais peut être transmise au marché dans des états financiers intermédiaires ou par voie de communiqué de presse. Le droit boursier français fait en effet obligation aux entreprises cotées de porter à la connaissance du public, le plus tôt possible, tout fait important susceptible, s'il était connu, d'avoir une incidence significative sur le cours de leurs titres[55]. L'avertissement sur résultat (de l'exercice actuel ou d'un exercice futur) doit s'intégrer dans une communication permanente d'informations au marché financier[56].
Le fonctionnement des marchés financiers requiert la diffusion d'une information de qualité permettant d'évaluer les risques et les possibilités d'évolutions favorables spécifiques au titre considéré[57]. Des obligations particulières pèsent sur les sociétés cotées et sur leurs dirigeants en matière de diffusion au marché des informations susceptibles d'avoir un impact sur leur cours. La pratique décisionnelle du régulateur français des marchés financiers a notamment conduit à sanctionner plusieurs sociétés pour défaut de diligence dans la mise en Å“uvre de tels avertissements[58]. Dès qu'un événement susceptible d'affecter négativement le résultat est connu des dirigeants, il doit être révélé au marché, à moins de pouvoir se prévaloir d'un possible embargo sur l'information privilégiée justifié par l'intérêt de l'entreprise et conditionné à la possibilité d'en garantir la confidentialité. Dans une telle situation, « Si l'entreprise ne dispose pas d'une occasion de communication périodique, cette intervention doit prendre la forme d'une communication officielle spécifique dans un délai rapide »[59]. De par leurs montants, la révélation des risques liés aux poursuites concurrentielles, si elle n'est déjà faite par des fuites dans la presse, peut affecter significativement les cours d'une firme du fait du montant de la sanction encourue, notamment s'il s'agit d'un opérateur historique.
Par exemple, en matière de régulation financière, pour les sociétés cotées, le coût d'une procédure, estimé à partir de la baisse du cours de bourse imputable aux révélations des affaires dans lesquelles elles étaient impliquées, peut représenter en moyenne neuf fois le montant de la sanction financière qui sera in finesupportée par la firme au titre de la sanction[60] . Cela traduit deux phénomènes : d'une part, le coût final d'une sanction ne se réduit pas au montant de l'amende, d'autre part, les marchés financiers peuvent sur-réagir à l'annonce d'une sanction. En outre, il a pu être observé, au travers d'études d'événements, que les cours de bourse chutaient davantage au moment de la révélation de l'engagement de poursuites qu'au moment où la sanction est effectivement prononcée[61]. De la même façon, la couverture par la presse des affaires de manquements boursiers, que l'on peut assimiler à une sorte de « sanction médiatique », se concentre également sur l'amont de la procédure plutôt que sur la révélation de la sanction éventuellement prononcée[62]. Il est donc important pour la firme de sortir très vite d'une période d'incertitude sur la date d'effectivité d'une éventuelle sanction et sur son montant même.
Un même phénomène s'observe en matière concurrentielle. Tant les travaux menés sur les décisions de la Commission européenne[63] que ceux réalisés pour le Conseil de la concurrence français (le prédécesseur de l'Autorité de la concurrence)[64] ont montré que l'impact boursier se concentre sur la première phase de la procédure (notification des griefs) et qu'il n'est expliqué que très partiellement par le montant de l'amende. Il peut donc être rationnel de viser à limiter l'impact de cette dépréciation en révélant le plus en amont possible - idéalement dès la communication des griefs[65] - quel sera le montant le plus exact possible de la sanction encourue[66].
La question déterminante est celle de l'impact d'une procédure en cours sur la valorisation boursière et en filigrane du montant de la provision qu'il est nécessaire de constituer au plan comptable. Les problématiques de la calculabilité de la sanction encourue et du caractère fiable de son estimation sont encore déterminantes. Celles-ci peuvent poser problème en termes de qualité d'information délivrée au marché dès lors notamment que la provision puisse être suspectée d'être insuffisante[67]. Comme nous l'avons noté supra quand qu'une société fait appel à l'épargne publique, elle se doit de délivrer une information aux marchés dès lors qu'elle détient une information privilégiée, c'est-à-dire une information non publique, précise et susceptible d'avoir une influence sensible sur son cours de bourse (on parle pour ce dernier point de matérialité de l'information). Si l'entreprise décide de ne pas communiquer cette information, elle doit pouvoir en répondre au régulateur des marchés financiers et pourrait éventuellement faire l'objet de sanctions à ce titre. Une telle possibilité de non diffusion n'est ouverte que si cette dernière porte atteinte à ses intérêts légitimes sans que cela ne soit de nature à induire le public en erreur, et à la condition additionnelle que le maintien de la confidentialité de l'information en question soit possible. Cette restriction à l'obligation d'information immédiate du marché est strictement encadrée (notamment par le règlement UE n°596/2014 qui renforce les contrôles ex post de l'utilisation de l'exemption de confidentialité) et peut donner lieu à des contentieux additionnels[68].
Ces obligations sont donc particulièrement lourdes pour les firmes, notamment dans le cadre de procédures, telles les procédures de concurrence qui donnent lieu à une succession d'étapes (inspections, ouverture de procédures formelles, notification des griefs, etc…). Il peut donc être de l'intérêt de l'entreprise de limiter le nombre de ces dernières. Formellement, dans le cadre de la nouvelle procédure de transaction, aucune obligation de confidentialité ne pèse sur les demandeurs comme cela est par exemple le cas dans les procédures de clémence (pour lesquelles la non-information des parties prenantes est une condition essentielle de l'efficacité). La question déterminante est celle du moment où il s'agit d'informer les marchés de l'acceptation de la procédure de transaction[69]. Si celle-ci se fait sur la base de la fourchette de sanction peut-on considérer que l'information est suffisamment précise, exacte et sincère pour ne pas induire le marché en erreur ? Symétriquement, une information délivrée au moment même de la décision, donc avec une sanction pécuniaire dont le montant est certain, ne serait-elle pas possiblement considérée comme trop tardive ? À nouveau, apparaissent les paramètres essentiels pour les entreprises que sont d'une part le degré d'incertitude intrinsèque lié au montant de la sanction pécuniaire et d'autre part la question de la durée de la procédure.
Cet article montre queles entreprises peuvent accepter de renoncer à certains de leurs droits de défense pour bénéficier plus précocement d'une information robuste quant au montant de la sanction pécuniaire encourue dans les poursuites engagées au titre des règles de concurrence. L'influence de la communication financière peut être vue comme un des facteurs déterminants dans les choix des firmes d'opter pour de telles décisions traduisant un comportement qu'il pourrait être possible de qualifier derisquophobe. Il serait également possible de resituer le comportement des opérateurs économiques, notamment s'il s'agit d'anciens monopoles historiques, à l'image d'Orange, dans la perspective d'un jeu répété. En effet, en raison du fonctionnement des règles de concurrence européenne (notion de responsabilité particulière de l'opérateur dominant) et de par leur position de marché (ultra-dominance relativement pérenne liée à de faibles taux dechurndes clients (i.e. taux de changement d'opérateur) et contrôle de facilités essentielles), ces derniers risquent fort d'être régulièrement la cible de procédures concurrentielles.
L'attractivité de la procédure de transaction apparaissant au regard de la situation propre de certains opérateurs économiques, il n'en demeure pas moins que plusieurs questions demeurent encore ouvertes. Une première porte sur la mise en Å“uvre de la transaction sur l'article 101, une seconde sur le degré d'incertitude prévalant dans cette procédure.
En effet, notre analyse ne porte que sur les abus de position dominante (102 TFUE) et pourrait être étendue à l'article 101. Dès lors, d'autres problèmes pourraient être envisagés dans le cadre de futurs travaux, notamment l'interaction entre la nouvelle procédure de transaction et la clémence de second rang. La loi Macron a pour effet de renforcer son attractivité relative en revenant sur certains avantages procéduraux liés à l'ancienne procédure de non-contestation des griefs, notamment la réduction du plafond légal de l'amende de 10 % à 5 % du chiffre d'affaires.
D'autres enjeux tenant à la procédure pourraient être également soulignés. Un premier enjeu porte sur l'application de la transaction pour les affaires en cours[70]. Un second enjeu porte sur la marge de discrétion de l'Autorité et sur la capacité de faire valoir les droits des parties mises en cause en l'absence d'une capacité de discussion des griefs[71].
D'une part, l'entreprise fait face à une double incertitude tenant à la décision du rapporteur général en matière de fixation d'une fourchette (niveau et amplitude) et à la marge de discrétion du collège par rapport à la proposition du rapporteur. L'entreprise s'expose donc à un double aléa moral.
D'autre part, à l'instar de la plupart des procédures négociées, il est possible de s'interroger sur la véritable nature de la négociation qui se joue entre les deux parties. Une transaction suppose a priori le règlement d'un différend par voie de concessions réciproques[72]. Elle met donc en jeu une notion d'horizontalité. Cependant, la transaction telle qu'elle résulte de la loi Macron ne se défait pas d'une certaine verticalité tenant à la fois à la marge de discrétion de l'Autorité et aux conditions dans lesquelles l'entreprise est amenée à prendre sa décision. Premièrement, la procédure ne conduit pas à discuter les éléments factuels concernant la théorie du dommage. En effet, elle ne suppose pas que les griefs soient notifiés à l'entreprise. Deuxièmement, l'entreprise fait face à des délais trop rapides pour permettre un examen des déterminants de la sanction (délai de deux mois susceptible d'être prorogé).